Un extrait « exclusif » du livre de Pierre Mathiote que nous avons récemment édité pour ce quatrième volet de nos « lectures estivales ». Dans « Le documentaire retrouvé », l’auteur mêle fiction et essai pour explorer ce qui fait et défait le documentaire de création aujourd’hui. Parmi les thèmes déployés : la présence du documentaire à l’école. Le texte qui suit est une transcription d’une récente conférence TEDx donnée par Pierre Mathiote. Le livre de 680 pages est disponible chez nos amis ici, ou auprès de nos services par là.

Sur une chaîne d’information, je lis en date du 6 avril 2016, cette phrase de Bernard Pivot : « Il me semble que la télévision est moins culturelle qu’elle ne l’a été ». Nous avons égaré bon nombre de modes d’emploi sur lesquels nous pourrions nous appuyer. En 1970, nous aimions nous retrouver en famille derrière le générique des Dossiers de l’Écran, émission créée par Armand Jamot et présentée par Alain Jérôme (et dont la musique du générique me restera gravée à jamais). Je dis bien « en famille ». Oui, le lendemain, chacun avait encore en bouche le contenu de l’émission. Des émissions du passé s’ouvrent à nouveau à nous avec une acuité inattendue et nous disent des choses pour lesquelles nous savions avoir des yeux et des oreilles. Parce qu’il existe toute une population de (télé)spectateurs qui ne s’intéressent pas à la crise de l’éducation qui ne les a jamais concernée (et pour cause), je préconise une émission pédagogique qui suivrait à la lettre le programme scolaire. Des rendez-vous contractuels qui ne disent pas leur nom et qui pénètrent les foyers les plus reculés. Des émissions qui ne coûtent donc rien à la famille et qui pallient les conditions économiques discriminantes. Le documentaire, et a fortiori le documentaire de création, doit faire partie du bagage (du voyage ?) de l’écolier, de sa culture générale. Il est un des facteurs d’éducation de la personnalité mais aussi un acteur de socialisation et d’intégration. Intégration par une langue française de qualité dont certains mots peuvent être mieux explicités en cours. Je n’attends rien de ceux qui pensent que je suis un idéaliste. J’attends plus de ceux qui se disent humanistes, ou pour le moins, pragmatiques, puisqu’« il n’est pas exagéré d’affirmer que certains élèves ne possèdent pas 500 mots de vocabulaire et sont incapables de comprendre les thèmes abordés en classe », nous dit Iannis Roder dans son ouvrage Tableau noir : la défaite de l’école, publié chez Denoël en 2008. « Sans langue française, le peuple français ne sera plus le peuple français, car la langue n’est pas un banal outil de communication : elle est le véritable véhicule de la pensée, de la vision et de la représentation des êtres humains et du monde », écrit Malika Sorel-Sutter dans son essai paru en 2014 chez Mille et une nuits Immigration, intégration, le langage de la vérité. On ne s’étonnera donc pas, qu’arrivés aux portes de l’université et des grandes écoles publiques, l’État ne sait plus comment s’y prendre pour intégrer les étudiants qui n’ont pas le niveau, si ce n’est en prenant des mesures qui relèvent plus du calcul politicien que de la valeur des étudiants. Parlant des parents, Malika Sorel-Sutter écrit à la page 216 de son essai : « Comment espérer, dans ces conditions, que ces familles puissent un jour établir une quelconque relation entre l’effort qu’exige toute réussite dans la société française, et leur très insuffisant niveau d’investissement dans le projet éducatif de leurs enfants ? » Et Malika Sorel-Sutter de reprendre dans son livre cette phrase de Marcel Gauchet publiée le 1er janvier 2011 dans Le Journal du dimanche : « Notre pays, qui a longtemps fait la course en tête, se trouve actuellement dans une crise profonde de l’intelligence et de la volonté politique. » Dans ce même ouvrage, l’auteur cite les professeurs de lettres Mireille Grange et Michel Leroux (in La pédagogie sens dessus dessous, Le Débat, n°135, Gallimard, mai-août 2005) qui déplorent qu’« il arrive trop souvent que le texte littéraire ne soit plus interrogé que dans sa dimension argumentative, au détriment de toute autre […] Adieu à l’émotion esthétique, à l’approche des symboles, à la réflexion sur la société […] Adieu aux leçons de vocabulaire sans lesquelles la pensée végète dans la répétition de ses ornières, adieu, enfin, à la maîtrise de la syntaxe sans laquelle elle s’éparpille et se délite. » Esthétisme, émotion, réflexion, symbolique, sont la matière première des documentaires de création. La nouveauté, c’est d’incorporer le documentaire de création dans toute l’activité scolaire, de l’intégrer dans le processus d’enseignement de telle manière, qu’à terme, on ne puisse plus le distinguer des autres matières. Il doit avoir son poids d’évidence comme les autres matières. Reste à prendre conscience, là aussi, que c’est possible. Mais quoi, les utopies d’hier ne sont-elles pas devenues les réalités d’aujourd’hui ? Le documentaire L’Amour à l’ombre, réalisé par Alain-Michel Blanc, fait partie de ces films dont la synthèse, au contenu utopique au moment du tournage, s’enracine avec le temps dans les mentalités.

Entendons-nous bien, un diffuseur seul ne changera rien. À l’instar de Sophie Gromp qui a réussi à créer le C.A.U.V.A. (Centre d’Accueil d’Urgence des Victimes d’Agression) en fédérant plusieurs ministères, il faudra, là aussi, qu’au minimum les ministères de l’Éducation Nationale et de la Culture s’entendent.

Pierre Mathiote

L’émission sera divisée en deux : un documentaire de création en première partie et un débat de spécialistes en seconde, auquel participe le réalisateur afin de dire son expérience et d’expliquer son regard filmique. Il est le garant du sens de son œuvre. Une émission qui invite à prolonger le visionnage au-delà du documentaire, fiche pédagogique à l’appui. Une enquête réalisée récemment par le sociologue Emmanuel Négrier, révèle et pointe une énorme surprise. Dans un transfert de paramètres sur une échelle de notation, l’intérêt pour un débat qui suit un documentaire atteint la note de 16 sur 20 ! « Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune », écrit Proust dans Le Temps retrouvé. On l’a dit, un film n’est que la partie visible de l’iceberg, et le travail préparatoire d’un documentaire qui se respecte a souvent la densité d’un ouvrage de trois cents pages. L’auteur a beaucoup donné avant de donner une existence à son scénario. Le réalisateur est, pour l’écolier, le visage du réel face à son œuvre. On le sait, la réussite d’un processus d’éducation dépend, non seulement du support, mais aussi de l’engagement personnel de l’auteur qui fournira le script intégral du documentaire. Nous avons déjà démontré ailleurs la passivité du téléspectateur non éduqué devant un écran. Et puis aussi parce que la pensée se construit essentiellement avec le langage, il faut être capable d’argumenter pour se construire. N’avez-vous pas remarqué autour de vous que ceux qui ne lisent pas ont des difficultés à l’écrit ? Dans son livre Écriture, Mémoires d’un métier, Stephen King écrit : « La véritable importance de la lecture est qu’elle vous familiarise avec le processus de l’écriture, vous le rend intime ; on arrive au royaume de l’écrivain avec des papiers d’identité déjà à peu près en règle. Le fait de lire sans arrêt vous fera accéder à un lieu (état d’esprit, si vous préférez) où vous pourrez écrire avec ardeur et sans vous forcer ; il vous fera aussi prendre de plus en plus clairement conscience de ce qui est banal et de ce qui est nouveau, de ce qui fonctionne dans une page ou de ce qui s’y meurt (ou y est déjà mort). » Qu’on se rassure, il y a du bonheur à surmonter cette épreuve. Le critique d’art Matteo Marangoni apporte une réponse qui vaut pour le documentaire de création : « Il ne suffit pas de proclamer à chaque instant la nécessité de rendre l’art accessible au public ; ces discours habituels laissent les choses telles qu’elles sont ; il faut aussi comprendre que ce public, abandonné à lui-même, ne fera jamais rien. La foi dans l’intérêt artistique et le sens inné du public a fait son temps, avec la généreuse illusion du même ordre – détruite par l’expérience – selon laquelle pour éduquer le goût il suffirait d’ouvrir toutes grandes les portes du musée. » Il s’agit d’entrer dans l’intimité de l’expérience. La production ne se reconduira pas en regard de la reproduction. La force du point de vue fixe mieux la mémoire. Il s’agit de diffuser un savoir commun aux enfants et aux parents. De réconcilier des générations en panne de langue française, de savoir et donc de libre arbitre. Le documentaire de création permettra à l’élève de prendre possession du monde et de la place de son corps dans le monde. Qu’est-ce qu’un film de ce genre sinon une œuvre où chaque détail a été pensé, où chaque image a trouvé son sens, où chaque seconde se veut inoubliable ? Le documentaire de création a été conçu comme tel parce qu’il ne peut pas en être autrement. Le documentaire de création nous modifie. Il nous fait entrer dans le savoir-faire et dans la pensée du réalisateur et de ses protagonistes. Il caractérise à l’évidence le niveau de culture et de savoir d’un pays ; mais surtout, il cristallise son rapport aux autres pays. Un pays où l’on montrerait à l’école des documentaires de création l’emporterait sur les autres nations engluées dans la télé-réalité. Ne devrions-nous pas apprendre par cœur à l’école des films comme on apprend une poésie ? La question de l’éducation au documentaire fait partie du devenir de l’enfant. C’est aussi celui du devenir de notre civilisation, dans la mesure où les rapports de l’homme et du documentaire sont de plus en plus fondamentaux dans une démocratie. Qui a vu et revu L’Arbre, du réalisateur arménien Hakob Melkonyan, s’est ouvert à jamais sur la question du génocide des Arméniens, dans la forme et sur le fond. Le vrai documentaire de création éveille un indicible désir de revoir le film. On sait que la seconde projection en montrera plus que la première.

L’émission hebdomadaire proposée ici redessine la trame du programme de troisième, avant que les élèves ne soient exclus du second cycle. C’est précisément au carrefour de la dimension collective d’un documentaire et de la dimension individuelle de l’élève, qu’émergera une singularité novatrice dont la seule ambition est de connecter des neurones. Nombre de téléspectateurs ont déjà grandi avec une série télévisuelle. Un lien affectif unit le téléspectateur et sa série. N’oublions pas que la préparation physique d’un jeune gymnaste occupe 80% de l’entraînement, pour 20% sur les agrès. Un corps peu souple est un fardeau pour le gymnaste.

Gageons que les jeunes téléspectateurs puissent grandir avec une telle émission. Gageons aussi que les futurs étudiants qui intègreront une école de cinéma acquerront une culture qui leur fait tant défaut. Ouvrons le concept à d’autres pays. En effet, quelle est la place du (télé)spectateur français au milieu des autres (télé)spectateurs ? Comme l’a écrit Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » Les logiques éditoriales, économiques, morales, coexistent déjà par le biais des coproductions, mais qu’en est-il de la diffusion chez nos voisins ? Dans l’émission La Fabrique de l’Histoire diffusée sur France Culture le vendredi 10 juin 2016, Jan Tomasz Gross, historien international, spécialiste de l’histoire des Juifs durant la Shoah, nous apprend qu’un sondage a montré que 60% des Polonais n’ont pas lu un livre dans l’année 2015 ! La conséquence directe qui échappe à la population polonaise, c’est que la lecture est aussi bénéfique dans la reconnaissance d’autres aires visuelles. Les travaux récents du laboratoire français NeuroSpin, Institut d’Imagerie Biomédicale, montre que la maîtrise de la lecture améliore le codage cortical ; elle transforme profondément toute une série de régions cérébrales. L’anatomie même du cerveau se trouve donc modifiée grâce à la lecture. Je n’entrerai pas ici dans la signification des « IRM de diffusion », mais retenez que grâce à l’acquisition de la lecture, les faisceaux de fibres du cerveau sont mieux connectés (myélinisés), ce qui n’est pas sans conséquences sur le fonctionnement d’un individu. Plus dramatique encore, si besoin était, dans une enquête qui s’est étalée sur une quinzaine d’années sur la population polonaise, la question posée était : « qui a été le plus victimisé pendant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs ou les Polonais ? » Entre deux tiers et trois quart de la population polonaise a répondu que les Polonais ont été plus victimisés que les Juifs, ou que les Polonais et les Juifs ont été victimisés au même degré, ou qu’ils ne savaient pas. Ce résultat signifie que dans un pays comme la Pologne, ou trois millions de personnes d’origine juive ont été tuées par les nazis, au moins deux tiers de la population ne sait pas ce qu’est la Shoah ! De l’Histoire nous ne tirons pas beaucoup de leçons pour nous sortir des mauvais pas à venir. Quelqu’un leur a pourtant dit un jour : « vous ne méritez pas d’exister », puis trois ans plus tard : « vous n’existez plus ». En vain. Le passé ne passe pas. On mesure tout de suite l’intérêt des propositions évoquées juste avant puisque le documentaire prend la défense de cette part de l’homme qui refuse d’abdiquer. Si un programme de visionnage de documentaires avait été institué en Pologne dès le plus jeune âge, la population, qui a pourtant souffert dans sa chair du nazisme, n’en serait pas là aujourd’hui. Je trouve cette information dramatique, et décourageante. On voit bien que le niveau intellectuel des dirigeants polonais qui poursuivent un nationalisme radical, n’est pas à la hauteur des enjeux historiques. Elie Wiesel, décédé le 3 juillet 2016, Prix Nobel de la Paix, rescapé d’Auschwitz, connaissait-il ces chiffres ? Lui qui, au bout de sa vie, fut toujours au début de sa révolte. Lui qui craignait que son œuvre ne tombe dans l’indifférence. C’était oublier la peopleisation de la société au détriment du sens. Cinquante ouvrages pour pointer les tragédies de l’homme contemporain pour rien. Tout un combat pour rien. C’est donner raison à ceux qui veulent nous faire croire que les écrivains sont voués à disparaître faute d’utilité bien définie. On me dira : à quoi bon ce Documentaire retrouvé si le combat est perdu d’avance ? « L’histoire est réglée par des lois que la lâcheté des individus conditionne. » Nous sommes en plein paradoxe : être humain consiste à aimer un homme qui n’existe pas encore.

Alors formatage, oui. Formatage du temps dans la sérialisation de l’émission, formatage des enfants et des parents par l’intermédiaire d’une émission pédagogique, formatage des cerveaux dans un espace-temps régulier. C’est la somme des émissions qui montrera comment l’histoire des hommes est engagée dans un récit plus vaste encore. Cette proposition, tout à la fois éthique et politique, vise, on l’aura compris, à éduquer les enfants tout autant que les parents. Autant d’émissions qu’il faut voir comme de petites victoires inventives sur la médiocrité.

> Bon de commande <

Le Documentaire retrouvé – Pierre Mathiote
ISBN 978-2-9556327-3-4
Français, 680 pages.
Noir et blanc, 14 x 21 cm.
30 euros
Le Blog documentaire éditions
Décembre 2016


Voir aussi

– « Voix commentaire, voix narrateur, voix off », un nouvel extrait du livre de Pierre Mathiote

– « Le documentaire retrouvé » : Entre essai et roman, le vibrant plaidoyer de Pierre Mathiote

– « Le Documentaire retrouvé » : le livre de Pierre Mathiote est désormais disponible (entretien)

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